30.
Un pacte avec le diable
L’aurore pointait son nimbe blanc au-dessus de l’horizon de toits et de cheminées.
Ambre et Tobias se sentaient fourbus. Après un sommeil agité et trop court, ils avaient somnolé dans leur canot à la sortie des égouts, au milieu des odeurs et du lichen, incapables de retraverser le fleuve plus tôt dans la nuit pour rentrer chez Balthazar.
N’avoir pu rejoindre Matt leur était un véritable accablement.
Tobias se réveilla tenaillé par la faim et le désespoir.
Il vit Ambre, les yeux grands ouverts, qui contemplait les maisons sur la rive opposée.
— On ne va pas pouvoir rester là plus longtemps, dit-elle, des gens pourraient nous voir d’en face.
— Alors on fait quoi ? Il n’y a que des petits bateaux amarrés, même si on parvient à les piloter, jamais nous ne pourrons rivaliser de vitesse avec un trois-mâts !
— J’ai mon idée.
Tobias retrouva un peu d’entrain et se redressa. Ambre avait le visage fermé, l’air préoccupé.
— Alors ! s’impatienta Tobias, à quoi tu penses ?
— Nous allons frapper à la porte de la grande tour, demander à Colin qu’il nous introduise auprès du Buveur d’Innocence.
— Quoi ? Tu n’as pas entendu les mises en garde de Balthazar ? Il ne faut surtout pas approcher ce type !
— C’est le seul capable de nous aider. Quoi qu’il veuille, nous trouverons bien un moyen de le convaincre.
— Et s’il nous vend aux Cyniks ?
— C’est un risque à courir. De toute façon, nous n’avons plus d’autre option. C’est ça ou nous abandonnons Matt à Malronce.
— Plutôt crever !
— Alors c’est parti.
Ambre monta les trois marches de pierre du perron et prit à deux mains l’imposant heurtoir en bronze qui ornait la porte de la tour.
Les deux coups résonnèrent lourdement dans l’édifice.
Il fallut presque trois minutes pour que l’un des battants s’ouvre enfin sur le visage gibbeux de Colin.
— Nous avons besoin de ton aide, dit Ambre en guise de salut. Pour solliciter une entrevue avec le Buveur d’Innocence.
Colin fronça les sourcils.
— Pour quoi faire ?
— Nous avons un marché à lui proposer.
Colin regarda furtivement par-dessus son épaule et fit un pas au-dehors.
— Ne faites pas ça, dit-il plus bas. N’entrez pas ici, vous n’avez rien à y gagner, croyez-moi !
— Nous n’avons plus le choix, il faut vraiment que tu nous emmènes à lui.
Colin les observa longuement.
— Vous devez être dans une situation désespérée pour en arriver là. Si c’est parce que les Cyniks vous ont refusés, vous feriez mieux de repartir dans la forêt.
— Nous venons de notre plein gré, insista Tobias.
— Alors c’est que vous êtes devenus fous !
Il s’écarta pour les laisser entrer à contrecœur et les accompagna vers un large escalier blanc. Ils franchirent plusieurs paliers et, à chaque fois, l’ambiance des étages surprit le duo de visiteurs. Les murs étaient roses, pêche, marron clair ou vert d’eau, des tapis jaunes, orange et bleus ajoutaient encore plus de couleurs à la décoration pourtant déjà acidulée. Il y avait même des bocaux de verre remplis de friandises dans des alcôves. Tobias s’empressa de piocher dans l’un d’eux et partagea aussitôt sa joie avec Ambre :
— Ils sont encore bons ! C’est génial cet endroit !
Mais Ambre ne se départait pas de sa méfiance :
— Moi ça me fait penser aux contes pour enfants, tu sais la maison en pain d’épices et la sorcière qui attend ses proies à l’intérieur, ce genre de truc flippant.
Au dernier étage, ils avaient les cuisses en feu et le souffle coupé. Colin les fit patienter sur un banc recouvert de mousse bleue et il se faufila derrière une grande porte.
— De quelle monnaie d’échange dispose-t-on ? demanda Tobias. Parce que je ne vois pas bien ce qu’on va pouvoir lui proposer !
Ambre avait toujours l’air préoccupé.
— Ne t’en fais pas pour ça, répondit-elle mystérieusement.
La porte s’ouvrit sur Colin qui leur fit signe de le rejoindre :
— Il est prêt à vous accorder une audience.
Ils pénétrèrent dans une longue pièce couverte de velours violet et de coutures aux reflets dorés au fond de laquelle trônaient une petite table et un grand fauteuil dont le dossier s’élevait à plus de trois mètres.
Un homme tout sec y était vautré, une fine moustache blanche au-dessus de la lèvre supérieure, des yeux très rapprochés par un nez beaucoup trop fin, un front haut qu’arrêtait une coiffe rouge semblable au chapeau des cardinaux.
— Les voici, maître, fit Colin en se courbant.
La tête du Buveur d’Innocence se dressa au bout d’un cou étroit avec un certain dédain pour ces deux visiteurs.
— Approchez ! ordonna-t-il. Que je vous voie mieux.
En découvrant Ambre et Tobias, deux adolescents, sa raideur se dissipa et le soupçon d’un sourire parvint même à ses lèvres.
— Qui vous envoie ? demanda-t-il.
— Personne, répondit Ambre. Nous venons de nous-mêmes pour vous demander un service. Il nous a été dit en ville que vous étiez ce genre de personnage, capable de tout arranger.
— C’est en effet ce qu’on dit de moi. Et que peuvent souhaiter deux jeunes gens ici, à Babylone ?
— Notre ami a été emporté sur un navire cette nuit, il fait route vers le Sud et nous devons le retrouver au plus vite.
Le sourire du Buveur d’Innocence se contracta.
— Rien que ça ? Un seul navire a pu partir dans la nuit, c’est le Charon, celui du conseiller spirituel Erik. Ce n’est pas une poursuite qui s’engage à la légère !
— Il transporte avec lui notre ami, et c’est le garçon dont le visage est placardé partout en ville ! Celui-là même que la Reine Malronce recherche activement.
— En quoi devrais-je être concerné ?
— Pour que la Reine le veuille à ce point, il a forcément de l’importance ! Ne voudriez-vous pas le rencontrer avant que la Reine ne l’enferme ?
Le Buveur d’Innocence se gratta le menton en plissant les lèvres.
Tobias en profita pour se pencher vers Ambre et lui chuchoter :
— Que fais-tu ? On ne va pas refiler Matt à ce dingue ?
— Chaque problème en son temps, répliqua-t-elle sur le même ton de conspirateur. Déjà il faut que nous reprenions Matt aux soldats Cyniks !
— Que me proposez-vous ? demanda le Buveur d’Innocence.
— Si vous…, commença Ambre.
— Stop ! la coupa-t-il. Déposez sur cette table devant vous, ce que vous m’offrez en échange de mon aide. C’est ainsi que je procède. C’est la table des offrandes. La table des pactes.
Ambre parut décontenancée, elle hésita puis se reprit et, ignorant la table, elle expliqua :
— Vous nous aidez à rejoindre le bateau et à récupérer Matt, ensuite nous répondrons à toutes vos questions, ce sera autant de renseignements précieux que vous pourrez monnayer en ville !
— Et me déclarer ouvertement contre Malronce ? Ah ! Quelle brillante idée ! ironisa-t-il.
— C’est tout ce que nous avons ! Mais si la Reine le veut tellement, c’est bien qu’il sait quelque chose, n’est-ce pas ?
Le Buveur d’Innocence fit une grimace de déception.
— Je ne prends pas de si gros risques sans garantie.
— Nous n’avons rien d’autre…, fit Ambre d’un ton implorant.
Soudain le Buveur d’Innocence bondit de son trône et approcha des deux adolescents qu’il contourna en les jaugeant comme de la marchandise. Puis, vif et déterminé, il attrapa Ambre qu’il assit sur la table.
— Voilà qui est bien mieux ! triompha-t-il.
— Quoi ? paniqua Ambre. Moi ? Vous me voulez moi ? Comme esclave ?
— Non ! Bien sûr ! Je ne propose que des marchés qui peuvent être conclus, je ne suis pas stupide ! Je vous propose mon aide pour retrouver votre ami en échange de… vous.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’énerva Tobias en approchant du Buveur d’Innocence.
— Allons, allons, mon garçon, insista l’homme, tout mielleux, tu n’as qu’à sortir, Colin va te faire visiter la tour pendant que ton amie et moi trouvons un terrain d’entente.
— Je ne la quitte pas…
Ambre pivota vers Tobias. Elle avala sa salive avec difficulté, les mains tremblantes.
— Laisse-nous, Toby, dit-elle la voix chargée d’émotion.
— Non ! Certainement pas !
— Nous n’avons plus le choix.
— Mais tu ne vas tout de même pas…
— C’est ça ou Matt est condamné ! s’énerva-t-elle. Maintenant sors ! Ne t’en fais pas, je te retrouve tout à l’heure.
Tobias n’était pas dupe, il apercevait la panique en elle malgré ses efforts pour paraître rassurante.
— S’il te plaît, Toby, ajouta-t-elle les yeux rougis.
Tobias comprit alors qu’il ne fallait pas rendre ce moment encore plus insurmontable qu’il ne l’était déjà.
Ils étaient acculés, ils n’avaient plus le choix.
Il fallait respecter la décision d’Ambre.
Tobias secoua la tête, serra les mâchoires pour ne pas pleurer et suivit Colin vers la grande porte.